Où l’on apprend que venir à San Francisco c’est comme aller voir The Rock (le film, pas le tiers d’acteur), Sean Connery en moins, François Lainé en plus, que d’innocents week-end ski peuvent rapidement virer au cauchemar hivernal et que Moul Boul commence à réaliser l’ampleur de la décision qu’il a prise.
Voici donc près de deux semaines que mon avion s’est posé sur le sol californien. Comment sait-on qu’on est arrivé en Californie ? Il fait grand soleil, des palmiers balisent les pistes de l’aéroport et malgré des températures douces mais tout de même franchement éloignées de la canicule, les gars de l’autre côté du hublot travaillent en short. Je vais sciemment passer sous silence le choc (au bon sens du terme) que représente San Francisco. A peine vous dirais-je que le Golden Gate Bridge est bien aussi grand qu’au cinéma. L’écran 16/9ème le déforme à peine. Que Al Catraz est vraiment sinistre et que l’on se demande ce que ce morceau de décor hollywoodien fout au milieu de la baie. Que les tramways qui s’échinent à gravir les rues abruptes de la ville accrochée à la colline dans un mouvement incessant, font bien le plein de touristes consentant à voir leur portefeuille saigné à blanc. Que l’on passe en trois rues de l’Amérique moderne et progressiste qui fait la réputation de la Silicon Valley, à la vie trépidante et aux intonations asiatiques du plus grand Chinatown des Etats-Unis, au quartier de Mission, un avant-goût de Mexique, où se succèdent boîtes latinos, cantines à quesadillas et antiques cinémas abandonnés, la peinture de leurs enseignes écaillée et les lettres de leur dernière programmation pendant tristement.
Je laisse les photos vous décrire mieux que ne pourraient le faire mes mots, cette ville douce, érudite, métissée, escarpée.
Concentrons nous, si vous le voulez bien, sur ce qui fait l’intérêt de cette lecture, à savoir la mouise, les crasses, les tuiles, la malchance bref, la merde. Mais je vous rassure tout de suite, ça se finit bien à la fin.
Me voilà donc posé dans le salon de François, à deux rues du port et du Fisherman’s Dwarf depuis moins de trois minutes, en train de tenter vainement de me rappeler de mon prénom après avoir traversé l’Amérique du Nord de part en part, que celui-ci attaque avec le programme des réjouissances. On peut le résumer ainsi : « dans la semaine, tu te démerdes, je bosse, Connie bosse, et le week-end c’est ski au Lac Tahoe ! ». Ca tombe plutôt pas mal, je voyage toujours avec mes skis.
Ce séjour semble débuter sous les meilleurs auspices. Il fait un temps superbe au dessus de Bay Bridge (l’autre gros pont de San Francisco), je vais pouvoir faire marronner la famille en leur décrivant le spectacle que j’ai sous les yeux, les bulletins de neige laissent augurer d’excellentes conditions de ski et j’ai retrouvé mon vieux pote François, que je n’avais pas vu depuis plus d’un an.
Les deux premiers jours de ma virée californienne sont consacrés à la déambulation sans but dans les rues et sur la côte de San Francisco, le but recherché étant de réaliser que non, je ne rêve pas, tout ceci n’est pas un décor artificiel qui va s’évanouir le lendemain matin. La ville est tellement agréable que je commence à caresser l’idée de m’y installer. Puis je me rappelle que San Francisco fait partie des Etats-Unis et que je n’ai pas de carte verte à mon nom. Pourtant les douaniers s’évertuent à ma le rappeler à chaque fois que je traverse la frontière. Au bout d’un moment ça devrait rentrer !
Le week-end arrive comme prévu et avec lui la première mésaventure. Tout était prêt, la voiture de location était réservée, l’itinéraire imprimé, les forfaits de ski achetés. Rien ne devait enrayer cette organisation infaillible. A ceci près que ni François ni moi ne savions qu’au pays de l’efficacité économique et des heures sup’ en gros, les agences de location de bagnole ferment à…18h. C’est à se demander si EDF n’a pas pris des parts dans l’entreprise.
Bref, nous sommes arrivés à 18h10 et à notre mine sincèrement implorante, travaillée pour faire voler éclats toute forme de réticence à notre requête, a répondu un implacable « l’ordinateur est éteint, je peux rien faire. Revenez demain à 9 heures ». On quitte la France pour ne plus avoir à supporter ce genre de refrain, et on retrouve la même rengaine en VO non sous-titrée de l’autre côté de la planète dans un pays où la devise n’est plus depuis longtemps « In god we trust » mais « Vends ou meurs ».
Nous avons donc suivi les instructions bien poliment et sommes revenus le lendemain, à 10 heures par esprit de contestation, pour prendre possession de notre véhicule. Un heure plus tard, nous empruntions Bay Bridge direction le Nevada.
Sélection naturelle par la chaîne
Fort heureusement, la neige était au rendez-vous, le soleil en prime, ce qui a eu pour effet instantané de laver l’affront de la veille. Le soir en revanche, la neige s’est mise à tomber. Pas de quoi fêter un chat, d’autant plus pour quelqu’un arrivant en droite ligne de Montréal. Nous rendons l’équipement loué et empruntons le chemin du retour. A l’entrée de l’autoroute nous attend un embouteillage monstre. Trois heures d’attente à maudire en vrac Dieu, Bouddha, le ciel, Mahomet et Michel Drucker, nous accédons enfin à la source de cet inexplicable autant qu’incongru, ralentissement. La neige n’est même pas directement en cause puisque la route est largement dégagée et que seuls quelques flocons tombent paresseusement des nuages pourtant menaçants. Là, au milieu de l’Interstate qui relie Reno à San Francisco, une camionnette flanquée de deux feux rouges clignotant condamne à l’arrêt obligatoire toute voiture ne disposant pas de chaînes. Derrière elle se déroule un ruban parfaitement noir de goudron, sans un seul véhicule. Tout le monde est arrêté en vrac sur le bas côté, notice de montage dans une main, chaîne dans l’autre et moue interrogative de rigueur. Ce qui donne lieu à un business intéressant. Tous les 20 mètres, des agents proposent de monter les équipements de neige sur les pneus des moins débrouillards. L’opération coûte la modique somme de 30 dollars A ce tarif, nous décidons de mettre à l’épreuve notre sens de la débrouillardise. Après avoir commencé à monter le bordel (la fatigue de l’attente aidant et l’incompréhension du système de fixation nous obligent à utiliser ce vocabulaire quelque peu cavalier) à l’envers, nos voisins de galère qui disposent du même modèle nous viennent en aide. Et c’est fou comme quand on les prend par le bon bout, ces chaînes sont d’une facilité déconcertante à monter.
Nous voilà enfin autorisés à passer. Les vibrations sont insupportables. Il faut dire que ce type d’équipement en contact direct avec le bitume n’a pour résultat qu’une destruction méticuleuse de la route et des pneus. Trente miles plus loin, l’une des bandes métalliques qui entourent la gomme casse à force de rouler sur une route dégagée. Le temps de nous arrêter et la peinture du passage de roue gauche présente une plaie béante. Autant vous dire que la négociation concernant la couverture de l’assurance au retour a été plutôt intéressante. Heureusement, François sait très bien jouer la surprise et l’innocence.
Nous avons fini par rejoindre San Francisco sur les coups de deux heures du matin, les yeux collés de fatigue. Il a fallu lutter pour ne pas s’endormir au volant sur Bay Bridge.
Il est temps, avant que nous entamions la seconde partie de « Moul-Boul galère au ski », de faire une légère digression. Les mœurs Etats-uniennes au ski valent le coup d’être décrites. Du point de vue français tout fonctionne à l’envers. Il faut savoir que l’Américain au ski est extrêmement respectueux… des autres. Quand il y a une queue, il n’essaye pas de gruger tout le monde, il garde gentiment sa place. Quand ils ne sont que quatre alors que le télésiège a six places, ils cherchent désespérément deux personnes pour le compléter, histoire que tout le monde puisse profiter au maximum de sa journée de ski. Quand deux queues sont formées au bas des remontées mécaniques parce que deux pistes se rejoignent à cet endroit, il respect les panneaux indiquant « Alternez ». Mais le pire de tout, c’est que lorsque l’on prend le télésiège avec un Américain, il se sent obligé de poser des questions et de savoir d’où l’on vient. La seule chose, c’est que l’on ne sait jamais si c’est par souci sincère de l’autre ou pour compléter l’interrogatoire des douaniers.
Refermons ici cette parenthèse sensée faire le point sur l’incompréhension culturelle franco-américaine et avancer une explication sur l’animosité qui anime les deux pays.
Le moral peu entamé par les mésaventures du week-end précédent, nous reprenons la route vendredi dernier pour retremper les skis dans la neige. Cette fois-ci pas de ratés au démarrage. La voiture est en notre possession en temps voulu. Quand François et Connie arrivent à l’appartement, elle est chargée, le plein fait et nous n’avons plus à nous préoccuper que de conduire. L’aller se déroule sans troubles. A peine devons nous monter les chaînes pour les 30 derniers miles recouvert d’une véritable couche. Une autre des pièces métallique saute sur l’autre roue, mais nous avions prévu le coup et protégé les passage de roue avec du scotch. La voiture a à peine réagi.
Le samedi, un grand soleil nous accueille et révèle un bon 40 centimètres de poudreuse fraîche et légère. Mes skis ne sont pas assez large pour surnager dans autant de peuf. Ca faisait longtemps que je n’avais plus skié avec de la neige jusqu’aux genoux. Mais quelle joie !!
Pour ne rien gâcher, l’hôtel propose un jacuzzi en extérieur pour délasser les muscles meurtris par l’effort. Ce week-end est clairement placé sous un signe bien plus clément que le précédent.
Le lendemain, le temps est moins bon. La neige tombe sans discontinuer, mais la visibilité est bonne et une course entre les sapins s’engage entre François et moi.
« Mais il nous fonce dessus ce con »
Sur les coups de 15h30 nous décidons d’abandonner le terrain de jeu. Connie montre des signes de fatigue, mon pied gauche est en morceau, la faute à des chaussures de ski trop serrées. Nous reprenons donc la route alors que la neige s’intensifie. Mais pas d’inquiétude à avoir, nous sommes équipés et désormais expérimentés pour faire face aux conditions les plus extrêmes… du moins le croyions nous.
Pas de queue au moment de rentrer sur l’autoroute. Nous passons le van de contrôle des chaînes en ralentissant à peine. Un panneau orange éclatant nous invite à faire preuve de prudence sur la route. Ca tombe bien c’est plutôt notre genre !
Après une dizaine de miles, l’autoroute commence à se frayer un chemin dans les montagnes environnantes. Le trafic devient un peu plus dense et nous roulons à moindre vitesse. Mais vu les conditions extérieures, rien que de plus normal.
Mais au sortir d’un virage, trois camions sont bloqués au milieu de la chaussée. La neige et le vent qui se sont levés ne nous permettent pas de voir ce qu’il se passe au delà. Nous arrêtons la voiture derrière les mastodontes, en profitons pour insulter les services de l’autoroute qui n’auraient jamais du laisser ces camions emprunter la route par de telles conditions, sur le mode de « En France, on n’aurait jamais vu ça ». Mais notre conversation enjouée est interrompue par l’arrivée en urgence d’une voiture d’assistance. Mais surtout par le fait que l’énorme 38 tonnes devant nous se remet à bouger. Mais pas dans le sens désiré !
La neige sous les pneus du mastodonte laisse progressivement apparaître une épaisse couche de glace vive à mesure que la remorque glisse droit sur nous.
La vague impression d’être dans un mauvais cauchemar laisse place à un frisson de peur qui nous parcoure la colonne vertébrale. La queue derrière nous ne nous laisse aucune option, aucune échappatoire. La voiture d’assistance se colle contre la remorque et tente de la pousser. Ce faisant, le conducteur perd toute adhérence et part en travers, menaçant d’accrocher la voiture devant nous. Finalement, une énorme dépanneuse accroche le camion par l’avant et stoppe la glissade à défaut de pouvoir le tracter.
Une petite ouverture est visible entre les trois camions bloqués. La décision est rapidement prise. Il est temps de se faufiler sans demander notre reste.
Mais le niveau de stress n’a pas le temps de redescendre. Nous n’avons pas fait trois cent mètres que le blizzard se lève et qu’un véritable rideau de neige se forme devant le pare-brise, nous masquant le bout du capot de la voiture. François conduit au ralenti pendant que je le guide en fonction de notre proximité que je perçois avec les bancs de neige sur notre droite.
Tout ça commence à franchement sentir mauvais et nous parvenons à garder notre calme par je ne sais quel miracle. Nos premiers réflexes sont de vérifier le niveau de charge de nos téléphones et celui du réservoir (« Je sens qu’on va passer la nuit ici »).
A force de persévérance et de maintien de notre vigilance grâce à un taux bien trop élevé d’adrénaline dans le sang, nous arrivons à passer le point culminant de l’autoroute. Juste après, si le blizzard et la neige se maintiennent, la visibilité s’améliore un poil.
La voiture commence à reprendre une allure potable pour les conditions exécrables auxquelles nous faisons face. Les muscles du cou et du dos commencent à se relâcher. Pas pour longtemps ceci dit puisque une ou deux miles plus tard, un bruit sourd commence à se faire entendre dans le passage de roue gauche. Un deuxième filin d’acier vient de rendre l’âme. Le diagnostic est rapidement établi : nous avons des chaînes de merde !
Nous sortons dans le froid pour scotcher la tige métallique qui menace d’arracher la carrosserie. Mais un autre problème se fait jour. Avec deux filins en moins, la chaîne est franchement lâche et il faut à tout prix la resserrer. D’autant plus que les Américains semblent penser qu’un chasse neige pendant une tempête de neige n’est pas quelque chose d’absolument indispensable. Si on la retire, on ne redémarre plus ou au mieux, on s’envoie dans le décor au bout de 500 mètres.
Je fonce donc dans le coffre à la recherche d’un bout de corde, du fil de pêche, un kit de couture, n’importe quoi mais quelque chose qui nous aide à ne pas rester plantés là ! Vaine excitation puisqu’il n’y a là absolument aucune ressource de ce type. Puis mon regard se pose sur mon sac à dos, pourvu de deux sangles pour le fermer. Pas le temps de réfléchir que déjà mon briquet entame la résistance de l’une des deux. Une fois découpée sommairement, j’entreprends de fixer l tout à la chaîne qui ne rechigne pas à se tendre. On renforce les nœuds au scotch et l’on prie pour que le tout tienne jusqu’à ce que l’on sorte de cette galère. Après une heure de descente la neige s’estompe et laisse la place à la pluie. Nous pouvons enfin nous arrêter sur le bas-côté et enlever les restes de chaînes encore accrochés aux roues avant. Détail intéressant, pile à l’endroit où nous nous sommes arrêtés, deux chaînes d’un modèle identiques aux nôtres ont été jetées avec rage dans le fossé par un autre conducteur insatisfait de son équipement.
Seul le souci de ne pas compromettre l’avenir de l’humanité nous a poussé à ne pas faire de même et à attendre d’arriver à San Francisco pour nous débarrasser de ces merdes.
C’est tout pour notre série « Moul-Boul galère » d’aujourd’hui. Dans deux jours je reprends l’avion pour Mexico. La pression commence à se faire une place à côté de mon estomac. J’ai un appartement. Avec deux colocs. L’un est Mexicain, l’autre Espagnol. Comme dirait Romain Duris dans L’Auberge Espagnole « Dans deux mois je parle un espagnol de puta madre ! ». Oui, parce que j’ai oublié de mentionner qu’ils ne parlent qu’espagnol.